C’est Cesaria Evora qui nous accueille sur l’île de São Vicente : l’aéroport de Mindelo porte le nom de la diva aux pieds nus, sa maison est en face de notre hôtel et le premier soir, de la morna (musique traditionnelle cap-verdienne) accompagne le dîner chez Tchicau, une amie de notre guide.
Pour notre premier jour au Cap-Vert, nous découvrons Mindelo, capitale de l’île de São Vicente, ses rues, ses marchés. En fin d’après-midi une petite marche dans le décor surprenant de la plage de Praia Grande nous rappelle que nous sommes sur une île volcanique.
Le jour suivant, nous prenons le bateau pour Porto Novo, sur l’île voisine de Santo Antão. Archipel éparpillé au large du Sénégal, le Cap Vert compte une dizaine d’îles, toutes volcaniques. Santo Antão est la plus montagneuse. Nous sommes immergés avec onze autres Français et un Belge, pour un trek sur cette île en compagnie de notre guide, Pipi, et deux cuisiniers, Freddy et Edy, qui est le fils de Tchicau.
Le trek débute à Tarrafal, dans une barque de pêcheurs : ceux-ci nous emmènent avant le lever du jour un peu plus loin sur la côte, à Monte Trigo. Là, 1500m de dénivelée positive, dans un relief sec, escarpé, avec un soleil qui tape fort et tôt. Le soir nous goûtons aux joies d’une nuit à la belle étoile et le lendemain, nous descendons dans la vallée de Ribera das Patas par un des nombreux chemins de pierre bâtis par les Portugais au XIXème siècle, et qui serpente à flanc de montagne. Le décor s’est verdi mais les traces d’activité volcanique donnent un aspect surprenant aux paysages.
Lors de la descente vers Ribera das Patas, je prends en photo trois gamins qui traînent sur le chemin. Ils nous suivent un moment, je les sens curieux et intrigués, mais je ressens un vrai fossé entre eux et moi. Je n’ai rien à leur laisser, et je n’arrive pas à communiquer avec eux. Mal à l’aise.
Nous continuons par la suite en direction du côté le plus vert de l’île. Derrière Ribera das Patas, il y a Alta Mira, au fond d’une vallée verdoyante et pleine de cultures en terrasses : manioc, maïs, tabac, carottes, arbre à pain, mangues, patate douce, papayes… le tout alimenté en eau par des levadas, canaux d’irrigation hérités de la colonisation portugaise.
Le trek est physique, les dénivelées sont importantes, mais surtout les chemins sont raides, souvent en pierre, et le climat tropical, associé au soleil, n’arrange rien. En particulier, l’étape entre Meiho d’España et Cha de Igreja, le cinquième jour, compte une montée dantesque, interminable, raide, pleine de virages serrés et faite sous un soleil violent. Ce même jour, peu avant Cha de Igreja, nous tombons sur une vallée encaissée mais luxuriante, déserte, avec les traditionnels reliefs volcanique : un vrai tableau.
Deux jours plus tard, sur le chemin du plateau de Lagoa, nous faisons une pause dans un village. Il y a deux enfants qui jouent ; il y a aussi un adolescent qui se laisse photographier avec un sourire en coin. Je ressens la même chose que face aux trois enfants à Ribera das Patas quelques jours plus tôt. Qu’est-ce que je fais à prendre ces photos de gosses crasseux, que je ne reverrai pas, que je ne peux pas aider, avec lesquels je peux à peine communiquer, et qui me regardent comme si j’étais un extra-terrestre ? J’ai la sale impression de prendre et de ne rien donner en retour. Je me sens dans le rôle de l’occidental friqué qui vient faire suer sa peau blanche et grasse sur la poussière de chemins qu’empruntent les locaux pour leur survie.
Mais d’un autre côté, si je ne suis pas là pour les voir et rapporter chez moi leur existence, si personne ne fait ce que je suis en train de faire, qui saura que ces gamins existent et qu’ils sont davantage qu’une part de PIB ? Qui saura qu’ils ont besoin que des gens qui ne les ont jamais vus connaissent leur existence ?
Et tout de même. Il est rassurant de savoir que tous les enfants cap-verdiens vont à l’école et que beaucoup ont la possibilité de faire des études. Et que les aides et subventions de l’UE semblent porter leurs fruits.
Le lendemain, dans la vallée de Paul, nous croisons d’autres touristes français. Eux sont pris en charge par un voyagiste dorment tous les soirs au même endroit et marchent très peu.
Je discute alors avec Cécile de mon sentiment ressenti face aux enfants. Je me rends compte que nous apportons malgré tout des ressources à l’île, nous témoignerons de l’existence de ces enfants lorsque nous serons de retour en Europe, mais ici nous apportons aussi un témoignage de notre monde, de notre mode de vie, et c’est vrai que c’est important que ces enfants nous voient même si ils ne savent pas qui nous sommes. Les touristes du voyagiste apportent eux aussi des ressources au pays, dont ils découvrent la culture à hauteur de leurs moyens et de leurs capacités.
Dernière étape de montée le jour suivant. Lever peu avant 6h, après un sommeil médiocre pour cause de coqs et surtout de clébards. Dans la nuit, je me suis réveillé : je venais de rêver que je m’étais levé pour aller en tuer un. Du coup, quand je l’entends continuer à aboyer, je suis un peu déçu.
L’ascension est exigeante, je fais attention à comment je marche. Poser le talon. Dérouler le pied à plat, s’aider du bâton opposé. Recommencer. Boire. Continuer.
Je m’arrête pour discuter avec Pipi au bord du chemin. Je lui demande comment les locaux nous voient, je lui parle de mon sentiment d’occidental friqué. Il me répond que les locaux aiment bien les touristes, qu’ils les trouvent « marrants », car les touristes viennent ici avec leurs affaires marcher sur des chemins que les locaux empruntent eux tous les jours.
« Tu vois, les gens qui vivent ici », dit-il en désignant les habitations et les cultures dans la vallée, « ils ne sont pas malheureux. Ils n’ont pas les mêmes besoins que toi ou moi qui viens de la ville. Ils font trois repas par jour, ils font la fête le week-end, quand il pleut ils peuvent s’occuper de leurs cultures, ils sont heureux ». Quant aux enfants, il m’explique : « tu n’es pas obligé de toujours donner quelque chose, il ne faut pas trop donner aux enfants, et même si tu donnes un sourire ou un conseil, une aide, c’est tout aussi bien ».
Plus tard, je continue tout seul en repensant à ce que Pipi m’a dit. Fichue culture judéo-chrétienne que la nôtre, qui nous fait porter la culpabilité de choses pour lesquelles nous n’y sommes pour rien ; qui nous fait imaginer que pour être heureux, les autres doivent avoir une vie similaire à la nôtre ; qui nous fait transposer nos propres valeurs sur une culture qui n’est pas la nôtre. Je suis content d’en avoir pris conscience. La photographe Laurence Leblanc m’avait dit « photographier, ce n’est pas glaner ; c’est se confronter » : pour le coup, je sais que j’ai eu la bonne démarche… Je me dis aussi qu’un voyage hors de chez soi est un pas de plus vers soi.
En fin d’après-midi, Edy nous apprend à faire des beignets à la banane, et le soir nous montons en rigolant au sommet de Pico da Cruz pour assister au coucher de soleil. Il y a une belle ambiance dans ce groupe.
Le lendemain, 1500m de descente vers Janela. C’est dur pour les genoux, physiquement il est temps que ce trek touche à sa fin. A Janela, après une boisson achetée à proximité, nous piquons une tête dans un réservoir d’irrigation au son de musique cap-verdienne. C’est le bonheur.
J’ai souvent vu sur des sites d’information des images d’enfants jouant dans l’eau pour illustrer de vagues de chaleur : aujourd’hui, les enfants c’est nous. Nous déjeunons et reprenons la route pour quelques centaines de mètres de marche. Au bord de la route qui longe la mer, il y a deux minibus. Quelques photos et nous prenons la route pour Porto Novo, clôturant ainsi notre trek autour de l’île de Santo Antão.
Depuis l’arrière du bateau, je regarde l’île s’éloigner. Nous y sommes restés seulement onze jours et dix nuits. Quel bref séjour, mais quelles découvertes nous avons faites, quels contrastes nous avons traversés, quelles beautés nous avons vues. Quel peuple surprenant et différent nous avons côtoyé, quels enseignements nous en avons tiré, sur ce si beau pays, sur nous-mêmes, quels amis nous avons rencontrés, en si peu de temps.
Je regarde aussi le ciel. La lune nous a suivis durant ce voyage, et elle aussi a changé. Les premières nuits ce n’était qu’un mince croissant, et à présent elle est presque pleine.
En soirée nous retrouvons Tchicau, qui nous préparé des langoustines accompagnées, comme le premier soir de musique cap-verdienne.
Enfin le lendemain, nous quittons Mindelo, il est temps d’aller prendre l’avion. Dans la salle d’embarquement, un immense portrait de Cesaria Evora semble nous dire « à bientôt ».