Ce qui est ennuyeux avec Djibouti, ce n’est pas qu’il y fasse facilement 45 degrés à l’ombre. Ce qui est ennuyeux, c’est qu’il n’y a pas d’ombre.
Première nuit près du lac Abbe, à cheval sur Djibouti et l’Ethiopie, entouré de cheminées calcaires et de sources chaudes. Des colonies de flamants roses occupent les rives du lac au petit matin et s’envolent quand nous les approchons.
Notre trek à proprement parler commence le lendemain, à proximité du lac Assal. A 155 mètres sous le niveau de la mer, le lac Assal est le point le plus bas d’Afrique. C’est un vestige du golfe d’Aden, dont il est séparé par le volcan Ardoukôba. Sa salinité est dix fois supérieure à celle de la mer, et une banquise de sel borde l’une de ses rives.
Accompagnés de nos guides Hussein, Hassan et Abou, ainsi que de dromadaires et chameliers, nous quittons ce lac au cours d’une journée sans ombre, marchant jusqu’au soir vers le nord, sur de la caillasse brûlante et inhospitalière. J’avance en écoutant l’album Master of Puppets ; la chaleur, ajoutée aux riffs brutaux et hargneux de Metallica, fait divaguer mon esprit vers des images des Montagnes Hallucinées de Lovecraft, que je suis en train de lire.
Nous aurions dû atteindre en quelques jours la dépression des Alolls ; malheureusement, le lendemain matin, des militaires djiboutiens nous obligent à rebrousser chemin. Pas vraiment de raison, en plus les treks précédents n’ont jamais rencontré ce problème et nos guides disent que la suite de l’itinéraire prévu est parfaitement sûre. Nous pourrions être dire que les militaires n’ont rien d’autre à foutre, et que c’est juste pour nous embêter car cette décision n’est que le fruit de stupides rivalités ethniques. Mais ce serait de mauvaise foi : tout le monde sait bien que les soldats sont parfaitement compétents et qu’ils suivent des instructions rationnelles visant uniquement à servir et protéger les populations.
Bref, retour au lac Assal, itinéraire modifié et nouvelle journée interminable de fournaise (comprenant un passage opportunément appelé l’Aube de l’Enfer), qui se termine par un campement de fortune : nous nous sommes fait surprendre par la nuit. On boit environ six à sept litres d’eau par jour et on pisse un jour sur deux. Le coca-cola frais, breuvage habituellement infect sous des latitudes tempérées, coule à flot. Grand merci à l’équipe de l’agence Safar qui organise notre voyage : ils ont dû improviser un autre itinéraire, avec toutes les conséquences logistiques que cela implique : 4×4, dromadaires et chameliers, approvisionnement… Nous, toute notre énergie est concentrée sur le simple fait d’arriver à mettre un pied devant l’autre.
Puis Assia, la cuisinière, nous quitte, mais nous laisse le souvenir de ses succulentes brochettes de mérou à la moutarde. Dans les jours suivants, il fait un peu moins chaud vu qu’on prend de l’altitude et qu’on passe dans des endroits où il y a un peu plus de végétation : la forêt du Day, puis des oueds qui nous mènent aux villages de Bankoualé et Ardo. Un matin, nous faisons une halte dans une école pour la visiter et jouer avec les enfants. A Bankoualé, Hassan débarque avec sa guitare et pousse la chansonnette… Enfin, nous atteignons la route pour Tadjourah.
A Tadjourah nous allons nager dans la mer : eau chaude et calme, un vrai bonheur. Deux jours plus tard, nous sommes de retour à la capitale ; le temps d’un petit tour en ville, puis nous rencontrons le directeur de l’office de tourisme de Djibouti qui vient, très gentiment, présenter ses excuses pour les désagréments subis et nous offrir des cadeaux : de petites statuettes symbolisant l’amitié, l’hospitalité et la paix. Puis direction l’aéroport où nous attend l’avion du retour.
Que retenir ? La gentillesse et l’hospitalité des gens que nous avons rencontrés, le fait que nos guides, chauffeurs et chameliers se sont mis en quatre pour nous.
Mais pas que.
La veille du dernier jour, nous partons en fin d’après-midi pour une petite randonnée dans le cratère d’Ardoukôba, entre la mer et le lac Assal. Marquant le début de la vallée du rift africain, c’est un endroit magnifique, aux paysages somptueux, bordé de falaises rouge sombre, mêlant sable clair et roches volcaniques noires.
Alors que nous traversons le cratère, mon regard est attiré par un tas de vêtements à demi recouvert par le sable, au pied d’un rocher. Mais il n’y a pas que des vêtements. Il y a quelque chose dont la forme m’est vaguement familière. Je m’approche et reconnais cette forme. Je ne vois que sa jambe gauche, partiellement décharnée, et au teint cireux. Bizarrement, sur le coup, je ne suis pas plus choqué que cela. Ce qui me saute aux yeux, c’est la similitude avec les alpinistes morts sur les pentes de l’Everest, dont j’ai vu des photos il y a quelques mois. J’entends la voix d’Abou derrière moi : « Ne regarde pas ! Ce sont des clandestins éthiopiens qui passent par ici pour rejoindre Djibouti. Ils viennent ici, ils ne sont pas préparés, ils ne connaissent pas et ils n’ont pas assez d’eau… »
Abou me dit que ce cadavre est là depuis huit mois environ. Il y en a un autre, un peu plus loin, allongé sur le côté dans une pose grotesque.
Difficile de prendre conscience que ces hommes sont morts après avoir compris qu’ils n’arriveraient pas à Djibouti, ni ne reverraient la famille qu’ils avaient laissée, en quête d’une vie meilleure.
Navrant d’apprendre que rien n’est fait pour ne serait-ce que leur offrir une sépulture.
Douloureux, une fois rentré en Europe, de constater que personne ne parle d’eux.
Impossible d’oublier.
Merci à Ahmed, Hussein, Hassan, Abou, Kamil, Assia, Abdallah, pour votre accueil et tout ce que vous avez fait pour nous.